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18 décembre 2009 5 18 /12 /décembre /2009 22:43

2008-RAPPORT 2008 DE SANTE AU TRAVAIL

 

CONCLUSION COMMUNE DU COLLECTIF DES MEDECINS DU TRAVAIL DE BOURG EN BRESSE

 

15 ème rapport annuel commun d’activité d’un groupe de pairs

 

LETTRE OUVERTE AUX SYNDICATS DES SALARIES CONCERNANT LA REFORME DE LA MEDECINE ET LA SANTE AU TRAVAIL

 

D’une constatation désespérante, un principe d’espérance

De l’opportunité historique de se tourner vers l’espérance

 

 

 

COLLECTIF DES MEDECINS DU TRAVAIL DE BOURG EN BRESSE

Docteurs CELLIER, CHAPUIS, CHAUVIN, DELPUECH, DEVANTAY, GHANTY, LAFARGE, LAUZE

 

 

41 Boulevard Voltaire – 01000 BOURG EN BRESSE

Tel 04 74 21 88 24

 

Février 2009

 

 

Cette année, le 15 ème rapport annuel commun de notre collectif est destiné particulièrement aux syndicats des salariés appelés actuellement à négocier sur la réforme de la médecine du travail.

Il leur est donné par l'hypercontexte dramatique ambiant, d'actionner le levier de l'espérance qui pourra lever la malédiction qui pourrit l'existence de la médecine du travail depuis plusieurs décennies. Pour cela, nous ne pensons pas qu'il soit judicieux de s'enfermer à huis clos avec le patronat. Nous ne pensons pas, vu les enjeux majeurs en santé au travail, que ce procédé soit conforme aux exigences démocratiques. Nous pensons que la situation justifie que les syndicats interpellent directement l'Etat sur les fondamentaux qui pourront conférer une forte impulsion positive à la médecine et la santé au travail. Parmi ces fondamentaux, il y en a 2 qui sont absolument vitaux pour le sort de la médecine du travail. Sans ces deux points, au mieux il s'agit de maintenir la profession dans son statut de faire semblant et de bouc émissaire, au pire il s'agit de la laisser glisser subrepticement mais délibérément sur la pente d'une euthanasie programmée. Nous pensons que cette deuxième perspective est très sérieusement de l'ordre du possible. Et si c'est le cas, nous trouvons que c'est franchement insupportable que cela puisse se faire sans la transparence d'un débat public.

 A propos des deux points dont la prise en compte pourra à elle seule insuffler efficacement de l'élan vital et faire émanciper la médecine du travail, il s'agit premièrement de rompre enfin et définitivement le lien incestueux entre le patronat et la profession en rendant minoritaire son rôle dans la gestion des services et deuxièmement de maintenir l'entretien régulier clinique des salariés avec le médecin du travail. L'abolition du premier est aussi cardinal que le maintien du deuxième point.

Comme c'est étrange de devoir se mobiliser et de devoir argumenter autant pour de telles évidences. Et ces deux points sont aussi évidents à défendre que l'évidence de l'opportunité historique pour le faire, comme pour exiger de vrais changements favorables à l'humain et à son développement, compte tenu de son effondrement. Nous pensons sincèrement que quelque chose est de l'ordre du possible, qu'il ne s'agit pas d'incantation, qu'il y a en effet une opportunité historique qui se présente aux syndicats des salariés pour obtenir les changements pertinents dans le domaine de la médecine du travail. Il faut pour cela évidemment qu'il y ait un positionnement intersyndical unitaire d'envergure. Est-ce de trop quand il s'agit du sort de millions de salariés ? Est-ce de trop si on constate le degré de déshumanisation inédit dans la période contemporaine des rapports au travail ? Est-ce de trop quand on sait que les leçons du scandale du crime social de l'amiante n'ont toujours pas été tirées, en particulier concernant la redoutable capacité du patronat à anesthésier les acteurs de régulation     ?

N'est t-il pas grand temps de se rattraper pour réparer des décennies de passivité sur le sort de la médecine du travail et ceci dans l'unique intérêt de la santé des salariés ?

Oui il y a l'évidence d'une opportunité historique que fait émerger la terrible réalité de la crise financière majeure : catastrophe qui fait éclater la vérité sur la nocivité, la démence et l'échec d'un système en fin de course. Un système dont la marche en avant ces 20 dernières années  - et là nous sommes des praticiens de terrain parfaitement légitimés pour en parler -  a engendré l'incroyable piétinement du travail et des valeurs humaines au travail en faisant glisser le monde sur la pente dangereuse de l'effondrement  humain. L'intensité de la crise favorisée par des choix politiques bien identifiés, ne peut pas ne pas avoir fait bouger les consciences et fissurer le mur de certitudes des tenants du système. Même s'ils ne laissent rien transparaitre, s'ils maintiennent comme ils le font le cap de leurs convictions idéologiques et en dépit de leurs discours pour embrouiller les esprits, il y a obligatoirement une brèche conséquente dans leur posture à travers laquelle il est indispensable de se faufiler pour affirmer la terrible vérité sur les dégâts humains occasionnés par des années de logique délétère et pour peser sur les décisions politiques afin qu'elles soient moins défavorables à l'humain et à son développement.

Oui, il y a l'opportunité historique que procure le paradoxe de l'émergence de l'espérance à partir d'un trop plein de désespérance ; l'opportunité historique pour le juste positionnement unitaire d'envergure des syndicats de salariés, rompant avec la routine mortifère du jeu social gangréné par l'hypocrisie dans le domaine de la santé au travail. Rappelons qu'il a été amplement démontré via les drames successifs en santé au travail qu'elle est un déterminant majeur dans la santé des populations.

Comment se fait-il que personne ne trouve à redire sur le scénario toxique récurrent dans lequel l'Etat se défausse sur les partenaires sociaux, qui même s'ils font état de la manœuvre en mettant la puissance publique devant ses responsabilités, continuent la négociation ou plutôt le marchandage dont on connait par avance l'issue : un cheminement quasi-mécanique vers l'élaboration de compromis voire de compromission qui reste totalement favorable au patronat, des petits arrangements accordés par celui-ci restant possibles aussi longtemps que l'on ne touche pas à l'essentiel de son intérêt, que l'on ne touche surtout pas à ce qu'il considère comme relevant de sa possession atavique :  ne pas toucher à sa mainmise sur la gouvernance de la médecine du travail. Le comble, c'est qu'on lui a laissé cette gouvernance sans difficulté pendant des décennies. Est-ce pour ne pas le froisser ou s'agit-il d'un troc pour obtenir autre chose de plus valorisant que la médecine du travail, cette " chose " considérée secondaire, non attrayante, et non désirable. Nous voilà avec cet autre questionnement : des acteurs sociaux aux représentants de l'Etat, a t-on fait montre réellement d'un intérêt pour la médecine du travail ? Suffisamment de décennies se sont écoulées depuis la création de l'institution pour affirmer qu'incontestablement, c'est le patronat qui s'est le plus intéressé, et de loin, à la médecine du travail avec constance et efficacité. Ce fort intérêt se nourrit du désintérêt des autres pour évidement mieux museler la profession.

Avez-vous idée, Mesdames et Messieurs les représentants de salariés, de ce qu'est la gestion patronale au quotidien quand il s'agit de maitriser tout ce qui peut gêner leur intérêt ? Bien sûr que oui ! Comment peut- on, alors, feindre d'ignorer la redoutable efficacité depuis toujours du patronat français quand il s'agit de marquer de son empreinte toutes les énergies censées contrebalancer leur pouvoir pour mieux les freiner, voire les canaliser dans le sens de leurs intérêts. Si les retombées n'étaient pas aussi néfastes, il faudrait sûrement féliciter le patronat pour cette remarquable efficacité : efficacité dont les ressorts s'originent forcément du côté du manque de fermeté voire de collusion de l'arbitre censé veiller à l'intérêt général et du déficit de la démocratie sociale.

Est-ce de l'exagération ? Alors, comment expliquer sinon, la situation particulièrement sévère en France concernant la santé au travail     ?   Fait-on semblant d'ignorer que les effets propres à la déferlante libérale et ses dégâts considérables sur l'humain se sont ajoutés à ceux de la situation préexistante dans le pays, liés à la tradition de mauvaises conditions de travail. Comment expliquer cette spécificité française si ce n'est par la redoutable efficacité de longue date du patronat à freiner l'élaboration des liens entre santé et travail et à verrouiller ou à contourner tous les dispositifs et acteurs missionnés pour traiter ces questions ? Pour être complet, il y a évidemment la forte interaction avec l'hypocrisie du jeu social et l'ambiguïté des pouvoirs publics que nous décrivons dans ce texte, mais aussi le rôle du monde médical longtemps empêtré dans une tradition eugéniste. Souvenez-vous de l'histoire de la silicose : du fait des mécanismes décrits, la reconnaissance en maladie professionnelle de la silicose se fera avec 25 ans de retard en France par rapport à d'autres pays européens. Et sur l'affaire de l'amiante, souvenez vous de ce qu'écrivait le Docteur Imbernon, épidémiologiste, en 2000 : " La situation en France est à l'évidence défavorable… Le risque de mésothéliome continue d'augmenter fortement chez les générations les plus jeunes en France, alors qu'il diminue nettement dans divers pays… et cela montre que nous avons au moins 20 à 30 ans de retard sur ces pays. " Et pour poursuivre sur cette affaire, encore et toujours, quelle explication donner pour expliquer ce scandale (révélé grâce à des associations de victimes) avec ses 100 000 morts attendus d'ici 2025 ? Quand on sait que la nocivité de l'amiante est connue non pas depuis un siècle, mais depuis Pline l'Ancien, il est impossible d'incriminer uniquement la seule  et évidente responsabilité des lobbies sans pointer celle des autres acteurs qui ont failli à leur devoir de régulation. Il est d'autre part essentiel de revenir sur le sinistre Comité Permanent Amiante qui a sévi si longtemps. Quelle leçon en tirer si ce n'est la grande capacité et efficacité du patronat à embrouiller les esprits dans ces comités multipartites mais efficacement encadrés par le patronat. On comprendra mieux notre scepticisme, notre méfiance et en fin de compte notre refus à participer à des actions dites de gestion des risques professionnels dans le cadre du partenariat (assez en vogue actuellement) mais sous l'égide du patronat où, en réalité, en guise de risque, il s'agit plutôt du risque de dilution voire de confusion de rôle des différents acteurs, avec pour résultat de freiner l'élaboration de véritables actions préventives non souhaitées par les entreprises.

Donc, de tous ces exemples de drames en santé au travail liés à la question du déficit démocratique, les leçons ne sont toujours pas tirées. Même si le patronat français continue, sous nos yeux, à être celui qui conteste le plus les accidents du travail, y compris les taux d'IPP, en Europe. Il est même question, pour le patronat, de remettre en cause certains indicateurs comme les critères de reconnaissance de maladie professionnelle en visant notamment le tableau 57 sur les troubles musculosquelettiques : quelle interprétation donner à cela si ce n'est leur volonté de freiner la mise en visibilité de ce puissant marqueur de l'intensification du travail ? Compte tenu de ces réalités, est-ce exagéré d'affirmer que négocier du sort des médecins du travail et de la santé au travail avec le patronat n'est pas du tout conforme aux exigences démocratiques s'agissant de questions de santé publique ? Que persévérer dans cette voie, sans tirer les leçons des drames présents et passés, n'est-ce pas continuer à cautionner les dysfonctionnements d'un système et d'engager ses responsabilités dans un processus susceptible de générer des drames en aval comme dans l'affaire de l'amiante. Et le cas échéant, il serait injuste que le médecin du travail, aussi coupable qu'il pourrait l'être dans le cadre de sa responsabilité médicale individuelle, puisse se trouver seul à être inculpé (en coresponsabilité avec l'entreprise) aussi longtemps que les dés seraient ainsi pipés. Alors, n'est-il pas grand temps de profiter de l'occasion extraordinaire qui se présente à vous, les représentants des salariés, d'affirmer devant la Nation et indépendamment des positions de l'Etat et du patronat, que le risque de dysfonctionnement est inévitable dans les services de médecine du travail et de santé au travail aussi longtemps que la gestion de ces services sera démocratiquement déséquilibrée : aussi longtemps que les employeurs seront juge et partie dans l'affaire, ils continueront efficacement à façonner la profession et à canaliser voire à instrumentaliser les pratiques des médecins du travail. D'ailleurs, pourquoi s'en priveraient-ils ? Pour cela, il faut arrêter d'ergoter et de faire dans les demi-mesures. Ces tragi-comédies de boulevard pourraient prêter à sourire s'il ne s'agissait pas du sort dramatique de millions de salariés mais aussi de la dignité professionnelle des acteurs censés s'occuper de la santé au travail. Nous vivons et pratiquons au quotidien ce problème de gouvernance inadaptée et déséquilibrée depuis trop longtemps pour ne pas savoir précisément quel est le niveau de vraie réforme et la hauteur des changements qui pourraient donner son envol à la médecine du travail. Quelle meilleure preuve de cette non volonté à vouloir changer en profondeur l'institution que la succession de toutes les pseudo-réformes qui ont émaillé l'histoire de la médecine du travail ces dernières décennies au point que présentement en 2009, vous êtes en train de discuter des mêmes choses, installés dans le même scénario inadapté et dont le déroulement et l'issue sont pratiquement connus d'avance sauf sursaut de votre part du côté de l'espérance. Et ce sursaut ne peut pas être autre chose que la nécessité de peser sur les décisions pour que, outre la question de la sauvegarde du cœur du métier de médecin du travail et le maintien de l'entretien clinique régulier des salariés avec le médecin du travail, tout soit mis en œuvre pour mettre fin à cette gouvernance patronale au quotidien en rendant leur présence minoritaire dans la gestion. Il faut aller au-delà du paritarisme qui restera pleinement favorable aux employeurs : le paritarisme s'inscrit, donc, dans la gamme des demi-mesures, au même titre que l'idée d'étoffer les commissions de contrôle mais en laissant intacte la gouvernance patronale. Que l'on étoffe les commissions de contrôle ne pose pas de problème, bien au contraire, mais ne pas toucher à cette gouvernance patronale au quotidien, comme le préconise d'ailleurs de nombreux rapports, c'est vouloir laisser perdurer délibérément le statu quo dont il faudra assumer les conséquences, et pour lequel nous formulons le vœu que les historiens puissent se pencher à l'avenir sur cette erreur historique. Il faut évidemment aussi en finir avec le système de financement direct actuel qui a sa part de perversion dans le fonctionnement.

Vous nous rétorquerez, bien sûr, que la majorité des médecins du travail ne pensent pas comme nous : en apparence, il y a là une vérité qui dessine les contours dramatiques de la médecine du travail. Mais si on se donne la peine de regarder de plus près, on y verra l'enchainement des réalités qui s'emboitent parfaitement dans le processus extrêmement délétère qui lamine cette profession verrouillée depuis toujours. D'abord, il y a le silence d'une partie importante de la profession, et derrière ce silence, sait-on réellement ce que pensent ces médecins du travail de leur sort ? Mais incontestablement, d'autres médecins ne pensent pas comme nous et tiennent même des positions diamétralement opposées. Il s'agit en fait de cette réalité connue du morcellement de la profession à peu près superposable à l'éparpillement des pratiques en médecine du travail autour de l'authentique cœur de métier. Ce cœur de métier, construit laborieusement (du fait des nombreux obstacles) par une minorité dans la profession, à partir des principes du code de déontologie et de l'objectif légal de 1946, est résolument tourné vers l'accompagnement de l'humain confronté aux difficultés qui portent atteinte à sa santé, et la fonction de veille et d'alerte en santé au travail.

Si des raisons d'ordre idéologique ou sociologique ont pu favoriser ces réalités de morcellement et d'éparpillement, ceux-ci sont surtout et de loin, les résultats de l'action de la puissante mécanique aux multiples rouages qui cadenasse la médecine du travail depuis sa création     : gestion patronale à l'efficacité redoutable, posture ambigüe des pouvoirs publics, intérêt limité voire désintérêt des représentants de salariés, gestion par l'aptitude… Cette véritable spirale infernale - avec en particulier la poigne efficace de la gestion patronale- a obéré l'émancipation de la profession et de cet étouffement, a résulté un empêchement de la construction par les médecins du travail des règles de métier communes au plus grand nombre. Il y a donc un affaissement du métier qui se traduit par un affaissement identitaire de la communauté des médecins du travail. C'est ce qui explique la grande difficulté d'une bonne partie de la profession à s'affirmer, d'où son silence qui contraste avec les bouleversements en santé au travail ces dernières années. D'autre part, ces réalités la rendent vulnérable aux influences extérieures : du patronat, omniprésent, qui encourage et protège les pratiques affadies, mais aussi d'autres acteurs professionnels, de spécialités voisines, qui pensent parfois, en toute bonne foi, avoir des idées bien arrêtées sur ce que doit faire le médecin du travail mais qui proposent à celui-ci des activités qui sont éloignées ou qui ne sont pas miscibles avec le cœur du métier, c'est-à-dire avec le point de vue spécifique du médecin du travail, tel qu'il doit l'être compte tenu des exigences déontologiques, légales, et des graves constats en santé au travail. Dans cet ordre d'idée, la question de l'approche statistique en médecine du travail doit être démystifiée car on l'oppose trop souvent à l'approche clinique du médecin du travail. Si personne ne met en doute l'intérêt de la chose statistique qui peut éclairer le médecin du travail dans sa pratique, elle ne peut se substituer à l'approche clinique qui reste bien évidemment centrale dans le métier du médecin du travail.

La réalité est que l'approche statistique comme l'objectivisme évaluateur devienne caricaturalement une fin en soi. Que ces constats accablants s'accumulent en santé au travail et que les résultats des études multiples s'empilent, peu importe, il faut continuer à évaluer. C'est que l'heure n'est pas du tout en faveur de la mise en place des actions de transformation : mener de telles actions à la hauteur des constats nuirait forcément à la marche en avant du système. Donc, continuons à évaluer et à démultiplier les études ! D'autre part, il y a la question de la pluridisciplinarité qui reste souvent cantonnée dans le registre de l'information des employeurs. Il faut donc continuer à informer alors que nous savons pertinemment que la plupart du temps, ce n'est pas par défaut d'information que les transformations favorables à la santé au travail ne se mettent pas en place dans les entreprises.

Au total, la médecine du travail arrive assurément à un stade très critique de son cheminement chaotique : elle est véritablement à un point culminant de basculement. Ou on procède à une levée des obstacles (c'est le versant espérance) et il s'en suivra obligatoirement une dynamique de mobilisation et de construction du métier sans précédent, favorisant un accroissement identitaire des médecins du travail, une émancipation de la profession et ses retombées positives bénéfiques pour la société dans son ensemble. Ou on persiste dans le statu quo laissant glisser une majorité de médecins du travail vers des  pratiques affadies, donc vers un aplatissement du métier, ce qui le rendra plus vulnérable à son euthanasie.

Cette deuxième perspective, pleinement défavorable à la profession, il nous est difficile de ne pas la percevoir comme étant sciemment programmée avec une mise en scène du type " baiser de la mort " pour reprendre l'expression et l'analyse d'un spécialiste en santé au travail. Nous l'avons dit, cela est franchement insupportable que cette deuxième perspective puisse se faire sans la transparence d'un débat public. D'autre part, ce sera de l'ordre d'un beau gâchis car, malgré tous les obstacles et la formidable hypocrisie sociale sur la médecine et la santé au travail, une minorité de médecins du travail a construit un métier parfaitement en adéquation avec les objectifs déontologiques, légaux et les critères d'efficacité. Il est parfaitement possible de coaguler les médecins du travail autour de ces vraies règles de métier et donc de mettre la profession en ordre de marche optimale. Enfin, c'est un leurre  de penser que des préventeurs non médecins feront mieux que les médecins du travail aussi longtemps qu'on ne réglera pas les problèmes de fond longuement décrits dans ce texte, comme la question de la gouvernance patronale en santé au travail. A moins qu'il ne s'agisse d'autre chose comme explication : à savoir, qu'après avoir épuisé les ressorts de la médecine du travail comme bouc émissaire avec l'exploitation de ce filon pendant des décennies, l'heure est venue de procéder au remplacement par un autre filon (non médical) répondant mieux aux critères des logiques comptables et censé servir à des fins identiques pour une période confortable de plusieurs décennies à venir. Il fallait d'autant plus accélérer le changement qu'une minorité de médecins du travail a eu l'idée corrosive d'élaborer un métier bigrement efficace, susceptible d'être approprié par le plus grand nombre de leurs confrères : il s'agit donc d'un danger sérieux pour la marche du système, qu'il fallait contourner.

Nous avons été redondants - parce que nous le jugeons nécessaire - sur la question de la gestion patronale. Nous le serons aussi au sujet du maintien de l'entretien clinique régulier des salariés avec le médecin du travail. Ces deux dimensions sont intimement liées et sont consubstantielles à l'authentique métier du médecin du travail et à son développement. Nous rappelons, donc, combien il est indispensable d'œuvrer pour maintenir cet entretien clinique régulier. S'éloigner de cette suprême évidence, c'est non seulement vider la médecine du travail de sa substance mais tout simplement, c'est se mettre en grave contradiction avec le code de déontologie médicale (qui est inscrit dans la loi) et avec la responsabilité médicale individuelle du médecin du travail qui structurent son rôle autour de l'accompagnement des personnes et de la fonction de veille et d'alerte. Ces postures sont d'autant plus justifiées qu'elles répondent aux critères d'adéquation, de pertinence et d'efficacité compte tenu des constats de très forte diffusion de la souffrance dans le monde du travail, qui ne peuvent s'appréhender que par les entretiens médicaux. Nous ne dirons donc jamais assez de la puissance diagnostique qui nous est donnée via cet entretien régulier avec les salariés pour attraper non seulement la question de l'énorme impact mental actuel mais aussi l'évolution qui est à l'œuvre dans le monde du travail et également pour saisir l'intelligibilité de tous les autres aspects qui impactent la santé y compris dans la dimension physico chimique.

Il est question longuement du métier de médecin du travail dans ce texte. Il ne s'agit évidemment pas de faire dans le nombrilisme mais de témoigner du poids de l'hypocrisie sociale qui déstructure son métier : les conséquences en sont graves, non seulement parce qu'il y a atteinte à la dignité étant empêché de bien faire son travail, mais aussi parce que les objectifs assignés deviennent par conséquent difficiles, voire impossibles à atteindre, concernant la santé au travail et ses enjeux majeurs. D'ailleurs, il est difficile de ne pas faire de corrélation entre cet empêchement et le fait que la santé au travail n'a pas cessé de se dégrader ces vingt dernières années. Ce qui nous amène à cette réalité de communauté de destins     : le médecin du travail qui est confronté non seulement au ressenti de sa propre indignité à ne pas pouvoir bien faire son travail mais aussi, comme praticien, à celle des salariés dont il a la charge. Nous touchons, avec ce dénominateur commun de ne pas pouvoir bien faire son travail selon les vraies règles de métier construites par les pairs qui définissent le travail bien fait et selon les critères d'efficacité technique, de justesse et d'exigences éthiques… les mécanismes intimes du mal être et de la souffrance au travail et sa très grande diffusion révélatrice de l'extension pratiquement totale des phénomènes délétères dans tous les secteurs d'activité du monde du travail.  "     L'appel des appels     ", ce manifeste lancé actuellement par des acteurs professionnels des secteurs de l'enseignement, de la justice, des hôpitaux, du monde de la culture… pour exprimer leur exaspération quant aux attaques à répétition portées à leurs métiers est révélateur de l'aggravation et de l'extension du désastre. Ce manifeste revêt une  importance particulière car il s'agit de professions qui souffraient sûrement en silence jusqu'ici mais, devant subir des paliers d'aggravation supplémentaire dans la déstructuration de leurs métiers, montent au créneau pour alerter sur la gravité de cette réalité devenue épidémique : le travail dégradé et ses conséquences graves en particulier pour eux en terme de régression éthique. Ce cri d'exaspération provenant de catégories socio-professionnelles supérieures et qui fait irruption dans l'espace du débat public, non seulement témoigne du degré de décomposition de la société mais il éclaire sur l'aggravation de la nocivité du système qui en est la cause et qui est allé trop loin. Il éclaire aussi sur le poids énorme des torts faits au travail dans cette décomposition. Et concernant le trop plein de désespérance actuel, au sujet duquel on ne pourra pas sempiternellement continuer à regarder ailleurs, il ne serait plus possible de ne pas inscrire la question du travail dégradé et les conséquences graves du massacre des métiers parmi les grandes urgences nécessaires pour reconstruire l'émancipation humaine et la cohésion sociale. Avec l'avènement de la crise économique, il ne faudra pas qu'à nouveau, les préoccupations bien naturelles liées à la crise de l'emploi supplantent celles liées au travail dégradé. Il ne faudra pas non plus prendre le chemin des mêmes erreurs commises dans le passé pendant de nombreuses années, de sacrifier le travail et la santé au travail sur l'autel d'autres préoccupations, ce qui a lourdement contribué à installer le travail sur la pente de sa dégradation.

D'une constatation désespérante, un principe d'espérance : c'était le titre de notre rapport annuel commun d'activités il y a déjà 4 ans. C'est dire qu'il était déjà donné par l'auscultation du monde du travail, de diagnostiquer l'hyperpathogénicité de la marche en avant du système. Rappelons que l'histoire du collectif des médecins du travail de Bourg en Bresse s'inscrit en parallèle avec celle du durcissement du monde du travail ces 15 dernières années. Ce collectif s'est construit suite à des affaires d'atteinte à l'indépendance de certains d'entre nous et à partir de la dynamique suscitée par la recherche de sens et d'efficacité et par la nécessité absolue de construire des règles de métier inexistantes dans un contexte de dégradation en continu des conditions de travail. La question du témoignage et de l'alerte devenant une ardente nécessité comme levier d'action et cela ne s'est jamais démenti. L'échelle d'intelligibilité construite à partir de milliers de consultations nous a conduit au passage obligé de la lecture politique, et nous a donné rapidement à diagnostiquer la nocivité et la folie de la marche en avant d'un système à tel point que dans notre rapport annuel de 2007 nous faisions état d'un changement dans l'échelle de gravité d'une situation déjà inquiétante et de logiques aggravées de domination et de déshumanisation. L'actualité n'a-t-elle pas validé cette hypothèse via la catastrophe financière qui n'est pour nous, que le marqueur de la somme de pressions considérables exercées sur le travail et les conditions salariales. Au passage, soulignons encore une fois l'intérêt majeur de l'entretien régulier des salariés avec le médecin du travail qui nous permet de faire de tels diagnostics précis : nous priver de ce moyen serait nous couper d'une source extrêmement précieuse de construction d'intelligibilité des situations et du monde du travail. Cette catastrophe financière pleinement prévisible fait éclater la vérité sur toute la laideur et l'ignominie du système. Elle confirme la réalité des logiques de domination et de déshumanisation et le fait que ce système vise l'enrichissement paroxystique d'un petit nombre de privilégiés au détriment de l'extrême relégation du plus grand nombre. Elle confirme la très grave crise politique qui a permis des déséquilibres aussi abyssaux. Cette évolution n'a été possible que parce que le personnel politique, dans sa grande majorité, a basculé ces 25 dernières années du côté de l'idéologie dominante et que son système de pensée et de gouvernance du monde est présenté comme horizon indépassable. Il est clair que ce qui va marquer durablement et profondément les esprits c'est que les gouvernements des pays riches ont pu trouver en si peu de temps des milliers de milliards de dollars pour sauver le système alors qu'il n'y en avait pas quand il s'agissait de réparer les dégâts colossaux en lien avec les inégalités gravissimes provoquées par ce même système, de traiter les fléaux voire les abominations qui sévissent dans le monde… Un seul exemple suffit pour pointer l'horreur : le fait qu'un enfant meure de famine en Afrique toutes les 5 secondes et qu'il suffirait d'une fraction minime de la somme colossale dépensée pour sauver le système, pour endiguer ce fléau mais aussi tous les fléaux de la terre. Cette catastrophe révèle tout simplement l'extrême banalisation du mensonge par les tenants du système et des décideurs politiques. 

Mais attention ! Une catastrophe peut en cacher une autre : celle de l'irruption de la terrible colère humaine qu'il ne serait plus possible de contenir. Mais à l'instar de l'exclamation de cet ouvrier capté lors d'une consultation de santé au travail que nous avions repris en sous titre de notre rapport annuel 2007 et que nous reproduisons ici "     Mais comment peut on penser que le monde va pouvoir continuer à tourner comme ça     ?". Une autre vision du monde et d'alternative politique remettant l'humain, les grands équilibres du monde et de la planète au centre des préoccupations, nous semble à terme inévitable. Il est impossible d'imaginer que l'on va pouvoir continuer à vivre dans cette société devenue invivable sauf pour un petit nombre de privilégiés, du fait de ces logiques de domination et une de ses graves conséquences : le piétinement du travail et des valeurs humaines au travail.

Le monde et le monde du travail sont malades de désespérance. Le monde et le monde du travail ont soif d'espérance. Nous l'avons écrit, nous touchons du doigt le paradoxe de l'espérance à partir du trop plein de désespérance. Il y a une opportunité historique à se positionner sur la voie de l'espérance. Pour le monde et le monde du travail, cela suppose un changement de perspective considérable mais cela devient incontournable. Pour la médecine et la santé au travail, se mettre sur les rails de l'espérance suppose juste un positionnement syndical unitaire et d'envergure (donc rien de fantastique) pour défendre les 2 points longuement développés dans ce texte (on vous le rappelle, l'abolition de la gestion patronale et le maintien de l'entretien clinique régulier des salariés avec le médecin du travail), démarche qui n'est pas franchement de l'ordre de l'inatteignable mais dont les résultats seront d'une ampleur considérable pour l'émancipation de la médecine et de la santé au travail.

Mais il est entendu que pour être efficace, l'action de la médecine du travail a incompressiblement besoin d'être mise en synergie avec celle des acteurs de l'Inspection du travail, de la CRAM (eux-mêmes désenclavés et légitimés dans leurs fonctions) ainsi qu'avec la démocratie sociale pleinement émancipée.

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